Borda et le système métrique

L’évocation qui suit est celle du contexte historique dans lequel les pratiques liées au pesage et au mesurage se sont développées pour parvenir au Système Métrique Décimal qui est très redevable au rôle prépondérant joué pour son accomplissement par le chevalier de Borda.

Jean-Charles de Borda

Les sources historiques auxquelles j’ai eu recours sont essentiellement dues aux travaux et aux témoignages d’archivistes et de personnalités dont je serai l’interprète. Je tiens en particulier à rendre un hommage à la mémoire de Jean Mascart, professeur à la Faculté des Sciences, Directeur de l’Observatoire de Lyon dans les années 1920 et à celle de Louis Marquet, membre fondateur de la Société Métrique de France.

Le 4 septembre 1792, à Lagny près de Paris, un détachement de gardes nationaux a l’intention d’aller chercher des chevaux et des armes au Château de Belle Assise, mais la population de la bourgade attire leur attention sur le fait que, depuis quelques jours, le château est occupé par des individus étrangers à la région qui, bien que munis de laisser-passer, semblent très suspects. Ils prétendent être envoyés par l’Académie, alors que, depuis peu, toutes les académies royales ont été fermées, en attendant d’ailleurs qu’elles soient définitivement supprimées en 1793. Leurs voitures transportent des instruments bizarres, c’est plus qu’il n’en faut pour s’en méfier.

Les gardes nationaux procèdent effectivement à leur arrestation en attendant de requérir des renseignements les concernant en provenance du district de Meaux. Ces renseignements arrivent dans la journée du lendemain. La municipalité de Lagny consent à leur délivrer de nouveaux laisser-passer et à les libérer non sans certaines excuses. Qui étaient donc ces suspects ?

Il y avait bien parmi eux un académicien : l’astronome Jean-Baptiste Delambre, assisté de trois autres citoyens. Que faisaient-ils donc par monts et par vaux en cette période de troubles où régnait la suspicion ? Ils mesuraient la Terre, tout simplement.  A cette fin, il leur fallait monter sur des points élevés, des sommets, des tours, des clochers, pour y installer leurs lunettes d’approche et leurs longues-vues et viser d’autres points élevés et déterminer des écarts angulaires. Ils procédaient par triangulation. Delambre et son équipe connaîtront, par la suite, bien d’autres ennuis, ainsi que Pierre-François Méchain, autre astronome qui opérait au sud de la France et au nord de l’Espagne. Ils déterminaient la longueur du méridien entre Dunkerque et Barcelone.

Qui leur avait demandé ce travail, bien que la mesure qu’ils effectuaient eût déjà faite deux fois auparavant au début et au milieu du XVIIIe siècle ?

Nous apporterons plus tard une réponse à cette question, mais indiquons déjà que Delambre et Méchain étaient équipés d’instruments géodésiques très performants, en particulier le Cercle répétiteur de Borda construit par « l’artiste », ingénieur breveté du Roi, Etienne Lenoir, instrument capable de déterminer les écarts angulaires à une seconde près, c’est-à-dire avec une incertitude quinze fois inférieure à celle des instruments utilisés lors des précédentes opérations.

La préoccupation de mesurer la Terre remonte à la plus haute antiquité. Dès que l’homme est devenu sédentaire, il s’est attribué, pour assurer sa survie, un territoire à exploiter dont il fallait marquer les limites et connaître les dimensions.

L’origine de la métrologie vient, en quelque sorte, de la nécessité de mesurer un certain espace superficiel à l’aide d’étalons pris sur le corps humain : le pied, le pas, le pouce, l’empan, la coudée, puis viennent les considérations métaphysiques, mythologiques, religieuses.

Des esprits curieux et patients n’ont cessé de s’interroger au cours des siècles sur la globalité de l’espace commun où ils vivent avec leurs semblables : la planète Terre. Ils observent aussi ce qui se passe dans le ciel : les étoiles, le soleil, la lune. Ils constatent le retour régulier de nombreux phénomènes, ils repèrent les directions astronomiques qui leur paraissent importantes. Viennent aussi les premières mesures de la division du temps, la division du cercle, trajectoire que semblent décrire tous les astres.

Dès les derniers siècles précédant notre ère, les savants sont pratiquement convaincus que la Terre est sphérique. Pour y situer des points connus, ils commencent par la quadriller suivant des perpendiculaires, à la manière des architectes pour construire les villes et des géographes pour la cadastration des domaines. Dicearque, Eratosthène, Hipparque de Nicée, Ptolémée, le géographe astronome navigateur de la cité phocéenne de Marseille, Pitéas, sont entre autres, de célèbres précurseurs des connaissances actuelles.

Citons aussi la mesure effectuée en 1525 de notre ère, par le mathématicien Fermel qui, parti de Paris vers le nord s’arrêta aux environs d’Amiens, le quatrième jour de son voyage, la hauteur du soleil à midi lui indiquant qu’il avait parcouru un degré d’arc de méridien. Il revint à Paris par le même chemin, dans un carrosse dont il avait étalonné le tour de roue, et après avoir compté le nombre de tours de roue, il a trouvé une longueur en toises de l’époque équivalente à 110.6 km, au lieu des 111.12 km réels.

Par la suite, le Quadrillage sera remplacé par la Triangulation. Rappelons qu ‘au XIIIe siècle, c’est Léonard de Pise qui a mis au point les premiers rudiments de la Trigonométrie permettant aux géomètres et aux arpenteurs de procéder, par mesure indirecte, à la détermination de la largeur d’un fleuve ou de la hauteur d’une tour.

Le hollandais Snellius mesure par triangulation, en 1615, l’arc de méridien entre deux villes de la Hollande septentrionale. En France, après création par Colbert, en 1663, de l’Académie Royale des Sciences, et, en 1667, de l’Observatoire de Paris par Louis XIV, l’abbé Picard, équipé d’une lunette de visée mesurera, à l’instar de Snellius, le degré de méridien entre Sourdon, près d’Amiens, et Malvoisie près de Paris. Il trouve une longueur en toises équivalente à 111.21 km, a mis définitivement au point la Théorie de la Gravitation Universelle.

Au XVIIe siècle, tout le monde pense que la Terre est parfaitement sphérique et les savants tels Roberval, Picard, Huygens, Newton préconisent déjà une unité de longueur de base universelle, concrétisée par un étalon choisi dans la nature.

En 1670, Gabriel Mouton, vicaire de Saint-Paul à Lyon, propose la Virga égale à la millième partie de la longueur d’une minute d’angle du méridien, soit 1.852 m actuel, et, première initiative du genre, il propose également des multiples décimaux à l’instar de la numérotation en usage dans l’Antiquité en Egypte et en Grèce.

L’abbé Picard propose la longueur du pendule battant la seconde. Mais voilà : l’astronome Richer, envoyé à Cayenne en 1673 pour des observations astronomiques, découvre que la longueur du pendule battant la seconde est plus court à Cayenne qu’à Paris. La Terre n’est donc pas parfaitement sphérique : elle doit être vraisemblablement aplatie aux pôles, conformément à l’hypothèse émise par Newton sur l’attraction universelle en 1666.

A la fin du XVIII siècle, la mesure par triangulation de l’arc de méridien de plus de neuf degrés entre Dunkerque et Perpignan est décidée par Lahire et par Jean-Dominique Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris. Commence en 1701 et terminée en 1718 par Cassini Fils, dit Cassini II, l’opération fut entachée d’un certain nombre d’incertitudes qui seront définitivement élucidées grâce à la double expédition de La Condamine à l’équateur au Pérou et de Maupertuis au pôle nord en Laponie pour y mesurer la longueur d’arc des méridiens concernés et mettre en évidence l’aplatissement de la Terre aux pôles. Une deuxième opération entre Dunkerque et Perpignan sera recommencée une trentaine d’années après la première afin d’obtenir des résultats cohérents, ce qui aura pour conséquence l’établissement par Cassini III d’une nouvelle carte de France et d’un certain nombre de cartographies en Europe. Cela aurait dû suffire, et pourtant comme nous l’avons vu plus haut, en 1792 les savants vont repartir mesurer la longueur du méridien passant par Paris entre Dunkerque et Barcelone, cette dernière ville ayant été choisie de préférence à Perpignan pour donner à cette opération un caractère international, voire planétaire.

Tout est parti de l’extrême diversité et de la non-compatibilité des différents systèmes de Poids et Mesures qui réglaient les moeurs et les coutumes, notamment en France, à la veille de la Révolution. Tout ce qui participait à la vie pratique, économique ou sociale, aussi bien qu’aux problèmes fiscaux et juridiques, était particulier à chaque fief.

Tous les usages faisant appel au pesage et au mesurage dépendaient de systèmes de mesure qui, pendant des siècles, ont reflété la mosaïque des pratiques en vigueur dans des économies et des sociétés régionales cloisonnées. A plusieurs reprises, le pouvoir royal tentera de réaliser l’unification dans tout le Royaume du système de Poids et de Mesures sur le modèle de celui qui était en usage à Paris, mais sans succès. La première tentative fut celle de Philippe le Long, fils de Philippe le Bel, en 1321 aux Etats Généraux d’Orléans; la dernière eut lieu sous Louis XV en 1770.

Toutefois, les mutations qui, dès le XVIIe siècle, ont accompagné les évolutions scientifiques et technologiques, le développement de la communication, des échanges inter-régionaux et internationaux, firent apparaître qu’il était indispensable d’adapter l’outil de la mesure aux nécessités nouvelles, de le dépersonnaliser de ses origines anthropométriques, de le déprivilégier des monopoles régionaux et corporatifs, afin de le généraliser par des références cohérentes, conventionnelles et universelles. Où les savants iront-ils chercher ces références, sinon sur la planète Terre ? Dès 1747, La Condamine propose de consulter les Académies étrangères pour chercher une mesure prise dans la nature à destination de l’ensemble de l’Univers conformément aux aspirations des savants du Siècle des Lumières et des Encyclopédistes. Condamine, fait siennes les convictions du défunt. Il va contribuer à leur réalisation par Turgot, Contrôleur Général des Finances.

En 1789, un grand nombre de cahiers de doléance des délégués aux Etats Généraux demandent l’unification du système de mesures dans tout le royaume pour remplacer ceux provenant de la féodalité dont on voulait faire disparaître le moindre vestige. Dix années seront nécessaires pour parvenir à la création du Système Métrique Décimal. Le 4 août 1789, abolition des privilèges et suppression des monopoles seigneuriaux sur les poids et mesures. Le 8 mai 1790, sur proposition de Tayllerand, l’Assemblée Constituante adopte par décret le projet d’unification, décret sanctionné le 22 août par le roi Louis XVI.

L’Académie des sciences crée une première commission, comprenant entre autres Borda, commission dont le rapport du 27 octobre 1790 conclut à l’adoption du système décimal ; puis, une seconde commission dont le rapport du 17 mars 1791 étudie le choix de l’unité de longueur qui devra servir de base au futur système de mesures républicaines.

La notoriété du chevalier Jean-Charles de Borda, en tant que physicien, mathématicien géodésien, cartographe, que lui ont conféré ses aptitudes à entreprendre, à créer et à inventer sans relâche au cours de sa laborieuse vocation maritime, le désigne tout naturellement au sein de l’Académie à laquelle il a commencé à travailler dès l’âge de 23 ans pour siéger dans ces commissions aux côtés de Lavoisier, Condorcet, Cassini, Lagrange, La Place, Monge, et pour y jouer un rôle prépondérant. Suite au rapport du 19 mars 1791 de l’Académie, est adoptée comme unité de longueur de base, qui sera nommé le Mètre, conformément à la proposition de Borda, la dix-millionième partie du quart du méridien, de préférence à la longueur du pendule battant la seconde, qui nécessite une mesure du temps. L’Académie propose d’effectuer la mesure d’un arc assez grand, sensiblement de part et d’autre du 45e parallèle. L’arc choisi est celui qui se situe entre Dunkerque et Barcelone, déjà mesuré en grande partie auparavant.

Cette proposition, qui comprend le plan complet des opérations nécessaires à effectuer, est transmise le 26 mars par Condorcet à l’Assemblée, qui l’adopte et qui, sur proposition de Tayllerand, prescrit l’exécution immédiate de ces opérations. La tâche est ainsi répartie : Delambre et Méchain seront chargés de la triangulation et de la détermination des latitudes ; Lavoisier et Borda construiront les règles pour mesurer les bases de la triangulation ; Borda et Cassini seront chargés des études concernant le pendule battant la seconde à l’Observatoire de Paris ; Lavoisier et Hauj détermineront le poids d’un volume connu d’eau pour la définition de l’unité de masse, le kilogramme.

Toutes les opérations géodésiques de triangulation passent par la mesure précise d’une base, ce qui nécessite des instruments de pointe. C’est à Borda que l’on s’adresse pour la mesure de la base fondamentale. Une commission centrale est chargée de diriger toutes les opérations. Elle est composée de Borda, Condorcet, Lagrange et Lavoisier.

Ces commissions furent reçus par Louis XVI le 19 juin 1791, à la veille-même de la fuite à Varennes. Avec une tranquilité et un sang-froid surprenants, il dit à Cassini :

” – Vous allez recommencer la mesure du méridien que votre père et votre aïeul ont déjà faite avant vous. Croyez-vous le faire mieux qu’eux ?”

“- Sire, répond Cassini, je ne me flatterais certainement pas de faire mieux, si je n’avais sur eux un grand avantage. Les instruments dont mon père et mon aïeul se sont servis ne donnaient la mesure des angles qu’à 15 secondes près. Monsieur le Chevalier de Borda, que voici, en a inventé un qui me donnera cette mesure des angles à la précision d’une seconde, ce sera là tout mon mérite !”

La mesure de l’arc du méridien entre Dunkerque et Barcelone commencera le 25 juin 1792 et, après bien des péripéties, durera six années, Delambre opérant à travers la France entre Dunkerque et Rodez, sur une portion d’arc de 760 km, et Méchain, opérant à travers les Pyrénées, de Rodez à Barcelone, sur une portion d’arc de 340 km.

Il eût été opportun de laisser les savants achever leurs travaux en toute sérénité avant de consacrer officiellement, par des textes, ce système de mesure préconisé par l’Académie. Mais certains hommes politiques vont vouloir précipiter les événements qui se dérouleront dans une grande confusion.

Malgré les péripéties de la Révolution, les changements politiques, la suppression des Académies en 1793, l’exécution du roi Louis XVI, la condamnation et l’exécution de Lavoisier, le suicide de Condorcet dans sa prison, la guerre aux frontières, la Terreur, les pénuries en hommes et en matériels pour des artisans qualifiés, les difficultés rencontrées par Delambre et Méchain au cours de leur périple pendant lequel ils ont risqué le froid, la maladie, la prison, la mort. Après que la Loi du 18 germinal An III (7 avril 1795) eut prescrit définitivement le Système Métrique Décimal dans la Constitution, les savants se retrouveront à Paris en novembre 1798 en Commission Internationale réunie par Talleyrand pour enfin sanctionner toutes les opérations par le dépôt aux Archives de la République, le 22 juin 1799, des prototypes définitifs en mousse de platine aggloméré du Mètre et du Kilogramme, où ils s’y trouvent encore aujourd’hui.

Gardons précieusement le souvenir de ces hommes qui ont vécu ces aventures et pris tous ces risques pour que le Système Métrique Décimal puisse être dédié « A tous les temps et à tous les peuples ».

Le succès final de cette rude et longue entreprise qui était en gestation depuis des siècles est essentiellement redevable à l’immense contribution des grands hommes de science. Le chevalier Jean-Charles de Borda, sans lequel aucun résultat scientifique de base n’aurait pu constituer l’assise fondamentale du système, a pesé d’un poids prépondérant dans l’heureux aboutissement de cette entreprise.

Pour ce qui concerne le Cercle Répétiteur, Borda en avait présenté le modèle à l’Académie des Sciences en 1786 pour faire valoir les perfectionnements qu’il présentait par rapports aux instruments existants en matière de précision dans la mesure des angles. En 1787, en vue de l’évaluation des positions relatives des observatoires de Paris et de Greenwich qui devait être faite en concertation entre les astronomes de France et d’Angleterre, les Français Cassini et Legendre mesurent les angles sur les côtés de la Manche avec des anciens Quarts de Cercle et Méchain avec le Cercle Répétiteur de Borda, mais le Cercle de Borda présentait une grande supériorité sur les autres instruments ainsi que sur les théodolites que les anglais utilisaient par ailleurs. Les avantages de ce Cercle Répétiteur seront mis en évidence lors des années suivantes au cours de la mesure du méridien entre Dunkerque et Barcelone. A l’aide de cet instrument, Delambre et Méchain mesurèrent en cinq endroits différents la hauteur du pôle et la direction de la méridienne, et, malgré l’intervalle de plusieurs centaines de kilomètres qui séparait leurs parcours, ils se raccordèrent à 0,3 m près (3 décimètres). Cette précision incroyable était due en grande partie aux soins des deux astronomes mais, dit Delambre « surtout au Cercle de Borda qui, par la multiplication des angles, anéantit les erreurs de division et d’observation ». Cette performance était certainement due également à la construction ingénieuse des règles métalliques imaginées par Borda et aux soins qu’il avait pris pour leur vérification.

Pour réaliser des opérations de triangulation géodésique, la mesure d’une base est indispensable, nous l’avons déjà dit. A cette fin, l’esprit ingénieux de Borda l’a conduit à créer des règles bimétalliques en platine et en laiton pour apprécier les variations de longueur que produit tout changement de température. Après l’étude minutieuse de quatre règles ainsi constituées en 1793 par Borda et Lavoisier, elles furent mises en première application dans les jardins du domaine de Lavoisier.

Une nouvelle preuve de l’exactitude des instruments de Borda fut apportée par le premier triangle de base de la triangulation, situé au nord de Paris et mesuré par Delambre et son adjoint Le Français. Cette opération terminée le 4 août 1792 donne très exactement 180° pour la somme des trois angles de ce triangle. Pendant que Delambre et Méchain commencent la mesure des triangles, Borda et Cassini, du 15 juin au 4 août 1792, déterminent la longueur du pendule simple battant la seconde à l’Observatoire de Paris, conformément au décret de mars 1791. Pour mesurer avec rigueur la longueur du fil entre le point de suspension et le centre de la boule de platine qui constitue le pendule, Borda utilise ses règles de platine. Imaginée par Huygens à la fin du XVIIE siècle, l’application du pendule à la mesure de l’intensité de la pesanteur fut pour la première fois réalisée avec succès par Borda. Elle sera plus tard perfectionnée par Biot et Arago.

Pour définir l’unité de masse, le kilogramme, devant représenter la masse d’un décimètre cube d’eau, distillée dans le vide à la température de la glace fondante, Lavoisier fit appel au cours des expériences menées pour les opérations de pesage de haute précision à Borda qui avait mis au point la méthode scientifique de la double pesée.

Ainsi le chevalier Jean-Charles de Borda a su répondre à toutes les questions qui lui ont été adressées. Lorsque la Constituante décréta l’établissement d’un nouveau système de mesures fondé sur la longueur du méridien terrestre, c’est à lui, Borda, que fut demandé de fournir tous les moyens d’exécution de cette grande entreprise : modèles d’instruments les plus perfectionnés pour la mesure des angles, règles de platine pour la mesure des bases, règles bimétalliques, forme à donner à ces règles, mesures liées au pendule, détermination des détecteurs de niveau, etc. Conception des méthodes, réalisation de l’instrumentation, conduite des expériences, tous ses confrères eurent recours à son génie précurseur très fécond en innovations scientifiques.

Mais il convient de rendre hommage à ce savant formé à la rigueur de l’armée et de la marine, au parfait honnête homme irréprochable qu’il ne cessa d’être, franc, droit, intègre, probe, et loyal et cependant très modeste. Ne serait-ce qu’un seul épisode peut en témoigner.

En 1794, alors que Delambre et Méchain ont commencé le long travail de triangulation, la commission temporaire des Poids et Mesures, présidée par Borda et qui avait été créée après la suppression des Académies, souhaite faire avancer les autres travaux. Or, Lavoisier, en tant que fermier général, est emprisonné ; mais il est autorisé à sortir chaque matin accompagné d’un gendarme pour continuer ses expériences. La commission prend une décision qui l’honore. Dans son rapport des délibérations du 28 frimaire An II, elle estime que « la présence permanente du citoyen Lavoisier, en raison de son talent particulier pour tout ce qui exige de la précision, est irremplaçable. Il est urgent que ce citoyen puisse être rendu aux travaux importants qu’il a toujours suivis avec autant de zèle que d’activité ». Ce texte est signé Borda.

La réponse ne s’est pas fait attendre : Prieur de la Côte d’Or, membre du Comité de Salut Public de la Convention, chargé de suivre les travaux de la commission, assistait aux réunions de travail auxquelles Lavoisier participait. Il fit prendre l’arrêté du 3 nivôse An II d’après lequel :

« toute fonction ne peut être déléguée qu’à des hommes dignes de confiance par leurs vertus républicaines et pour leur haine des rois. En conséquence, Borda, Lavoisier, Laplace, Coulomb, Brisson et Delambre sont exclus de la commission temporaire des Poids et Mesures ».

Les remplaçants de ces exclus de la commission ne s’occupèrent guère que de détails administratifs. La Commission fut supprimée par la loi du 18 germinal An III qui prescrivait le Système Métrique Décimal et, devant la pression de la coalition des savants, douze commissaires particuliers sont choisis pour reprendre les travaux interrompus pendant seize mois. Cinq des membres exclus sont alors réintégrés, à l’exception d’un d’entre eux, Lavoisier, condamné le 8 mai 1794 et exécuté le jour même au motif que « la République n’a pas besoin de savants ». Borda interpella Prieur de la Côte d’Or avec véhémence pour lui faire porter la responsabilité de ce retard et de cette disparition.

Les travaux reprendront, ils dureront encore quatre ans. Borda est chargé de l’élaboration des étalons de référence. Il fait construire quatre règles et quatre cylindres en platine pour la réalisation du Mètre et du Kilogramme, mais il décède le 20 février 1799, avant la fixation définitive du Mètre.

Lorsque le 22 juin 1799, les prototypes des étalons officiels sont présentés au Directoire, successivement au Conseil des Anciens et au Conseil des Anciens et au Conseil des Cinq Cents, avant d’être déposés aux Archives de la République, c’est Laplace qui fut chargé de prononcer le discours au nom de l’Institut et, par son témoignage, il sut rendre à la mémoire du chevalier Jean-Charles de Borda un vibrant hommage à la hauteur des mérites de ce grand homme.

Pierre AUBERT

“Bulletin de la Société Borda” DAX (Landes) n° 456 – 1er Trimestre 2000